Ceci est un article publié au sein du journal Particule, #3.

Voyage, voyage

Les « fils aux semelles de vent » ont aujourd'hui du mal à marcher sans tomber. Les Tsiganes ne sont plus les nomades d'antan. Les pratiques de sédentarisation se diffusent sous l'effet de l'urbanisation, des transformations économiques… et des règlements. Si on leur reconnaît désormais un droit à habiter l'espace différemment, on continue cependant à leur dire où et comment exercer ce droit.

L'agglomération rennaise ne fait pas exception à la règle. Et même si la politique d'accueil des gens du voyage est plutôt ambitieuse au regard de ce qui se fait ailleurs, on continue à mettre des bâtons dans les roues des caravanes. voyage voyage caravanes « On n'en a jamais voulu de vos terrains, à vous les gadjé. Vous avez voulu les construire alors qu'on n'avait rien demandé. Vous vous démerdez maintenant ! Faites pas chier ! » Ainsi s'exprimait dernièrement un voyageur1) rencontré sur le terrain d'accueil des gens du voyage de la Plaine de Baud, à Rennes. Les gens du voyage ont le verbe haut et parlent sans ambages. En plus ils n'ont pas tort.

À la fin des années 1960, les pouvoirs publics ont cherché à encourager la sédentarisation définitive des familles nomades. Cet objectif a trouvé son accomplissement dans la création de terrains de séjour destinés au stationnement des familles habitant et circulant en caravane. Ce que d'aucuns appellent péjorativement les « camps de manouches »… Sous couvert de favoriser leur intégration sociale à travers la scolarisation et l'accès aux aides sociales, cette politique visait explicitement l'apprentissage par les populations tsiganes d'un autre mode de vie, celui des sédentaires. Trente ans après, force est de constater que la plupart des familles concernées sont toujours « nomades », même si certaines voyagent plus en rêve que sur les routes de France. Par contre, le stationnement collectif, public et organisé, lui, existe encore. Et il est de moins en moins supportable pour des voyageurs qui se sentent dépossédés de leur liberté.

« Payer pour se faire tuer »

La ville de Rennes peut s'enorgueillir de posséder deux terrains d'accueil dont la gestion est confiée à l'association Ulysse 35 : celui du Gros-Mahlon, accolé au cimetière nord et celui de la Plaine de Baud, près de Beaulieu. Au total, 85 emplacements de beau bitume noir, figurés au sol par un élégant marquage à la chaux, pour une population estimée… de 150 à 400 Familles sur le district. Même si leur localisation n'en fait pas des lieux de relégation sociale (proximité du centre-ville, présence de commerces et d'écoles dans les environs), il faudrait être aveugle pour écrire, comme il est écrit dans le « chéma départemental d'accueil des gens du voyage », que « l'aménagement d'une aire d'accueil donne aux gens du voyage l'assurance de pouvoir séjourner dans les meilleures conditions de confort ».

« Je crois pouvoir dire sans me tromper que nous savons faire des terrains d'accueil. Il n'y a pas de grave erreur de conception », déclare fièrement M. Le Huérou, en charge de ces questions à la Direction départementale de l'équipement (DDE). Et l'intéressé d'ajouter : « Mais les Tsiganes ont parfois des exigences étonnantes ». Étonnantes ? Qu'y a-t-il d'étonnant à réclamer des canalisations pour empêcher l'écoulement des eaux usées chez le voisin ? Et qu'y a-t-il d'étonnant à demander un éclairage digne de ce nom à la nuit tombée, ou du chauffage dans les blocs sanitaires ? Mettant en avant les insuffisances des terrains collectifs en matière d'aménagement et d'hygiène, certains voyageurs ont décidé de ne plus acquitter leur droit de place (17 Francs par emplacement et par jour, eau et électricité non incluses). « Vous avez des subventions, vous brassez des millions et vous ne faites rien », reproche l'un d'eux aux responsables de Rennes-Métropole. Si la somme demandée peut paraître exorbitante aux yeux de certaines familles nombreuses qui ne vivent que du RMI et des allocations familiales, le conflit engagé est surtout l'occasion pour les gens du voyage d'attirer l'attention des gadjé sur des problèmes plus graves encore.

Illustration voyage voyage - Photo Céline Autissier

«  Vous trouvez ça normal de payer pour vous faire tuer ? Ca devient dangereux. Faudra pas venir pleurer quand il y aura un mort, on vous avait prévenus », résume en substance un voyageur. Contrairement aux représentations collectives, la communauté tsigane n'est pas un ensemble homogène. Et le « roi des Gitans » n'existe pas. Dans le monde du voyage, les fractures socio-économiques ou culturelles sont profondes et exclusives : forains d'un côté, ferrailleurs de l'autre ; manouches rennais d'une part, Roms yougoslaves d'autre part. Or le terrain d'accueil collectif oblige des groupes familiaux que tout oppose, et qui parfois se haïssent, à cohabiter pacifiquement sous prétexte qu'ils seraient tous nomades. Les habitués des terrains sont prompts à stigmatiser les « crasseux », les « pouilleux », ceux qui ne font que passer : « Ils font des démarrages, boivent, tirent au fusil, amènent de la drogue, laissent leurs mômes fouiller dans les poubelles et tout casser », explique un voyageur. Certains exigent que les gestionnaires refusent l'entrée aux « pouilleux qui salissent tout ». Mais ceux-ci sont dans l'obligation d'accepter toutes les familles indistinctement. Le stationnement sur un terrain permet aux familles de scolariser les petits dans de meilleures conditions et d'accéder plus facilement aux aides sociales. Ce sont des droits reconnus à tous les citoyens, qu'ils soient gadjé ou Tsiganes, ferrailleurs ou commerçants.

Le chat et la souris

Compte tenu du coût du stationnement, d'une cohabitation difficile et du désagréable sentiment d'être parqués derrière un grillage, une majorité de voyageurs aspirent aujourd'hui à quitter les terrains d'accueil. Certains d'entre eux regrettent l'époque où ils pouvaient stationner librement sur un terrain vague ou un parking de supermarché. Mais la loi prévoit désormais que « dès lors qu'une commune remplit les obligations qui lui incombent - créer une aire de stationnement - il lui est possible de procéder à l'expulsion forcée des résidences mobiles ».

S'il existe une relative tolérance à l'égard des 15 % de caravanes qui stationnent en dehors des zones prévues à cet effet, il n'en demeure pas moins que l'espace disponible fond comme neige au soleil. « Ça devient de plus en plus dur, explique un voyageur. Ils mettent des portiques partout, soudent les barrières des parkings, creusent des tranchées ou déposent d'énormes caillasses aux entrées. Et quand on s'installe, les gendarmes nous tombent dessus dans la journée ». M. Bouvier, à la mairie de Rennes, le reconnaît lui-même : « Les nouveaux projets de construction ou d'aménagement urbain intègrent la possibilité d'être squattés par les gens du voyage. Il faut savoir prendre ses précautions ». CQFD.

Le bonheur aurait pu être dans le pré

Depuis une dizaine d'années, une nouvelle demande en matière d'habitat a émergé au sein de la communauté tsigane : la possibilité d'acquérir une parcelle privative dans les environs de Rennes, « un petit truc qui ne serait rien qu'à nous ». Un havre de paix et d'intimité pour chaque famille, loin des persécutions policières et des voisins gênants. Mais là encore, ce n'est pas une sinécure.

En Ille-et-Vilaine, 10 % des familles possèdent un lopin de terre, parfois équipé d'un mobile home ou seulement d'un WC et d'un point d'eau. Ce qui n'est rien en comparaison de nombre de personnes effectuant en vain des démarches auprès des autorités compétentes. Car un Tsigane ressemblera toujours à un Tsigane, coupable trop souvent du délit de faciès. La quasi-totalité des communes de Rennes-Métropole ont entrepris depuis 1985 de se doter de « mini-terrains » (entre 6 et 10 places). Initiative louable qui fait de l'agglomération rennaise un des meilleurs élèves en la matière, à l'échelle nationale. Mais prenant prétexte de l'existence de ces « mini-terrains », preuve de leur « bonne volonté et de leur courage », certains maires tentent de s'opposer à la vente de terrains aux voyageurs. De peur de voir s'accroître le nombre de caravanes sur leur commune et décroître, en proportion, leur popularité chez leurs électeurs… Rachat de terrains par la mairie (droit de préemption), modification du POS (Plan d'Occupation des Sols), refus d'autoriser le stationnement d'une caravane sur un terrain non bâti… Tous les moyens sont bons pour ne pas accueillir les indésirables. Dès qu'ils voient notre gueule et qu'ils comprennent qu'ils ont affaire à des Tsiganes, ça se corse ! » explique l'un deux.

Insatisfaite de son sort sur les terrains collectifs, interdite de séjour en dehors des terrains désignés et rejetée par quelques maires, la caravane des gens du voyage se trouve dans un cul-de-sac. Même si l'agglomération rennaise a fait des efforts considérables en la matière, les Tsiganes sont encore loin d'exercer pleinement leur droit à habiter différemment. À l'heure où la liberté de circulation et d'établissement est érigée en loi fondamentale européenne …

Olivier Brovelli
Photos : Céline Autissier

1) Comme elles ne souhaitent pas particulièrement se mettre en avant, les noms et prénoms des personnes citées ont été volontairement ommis.
particule/archives/3/voyage_voyage.txt · Dernière modification: 2019/01/07 11:13 (édition externe)
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